De l’égoïsme à l’altruisme
28/04/2013
L’homme est-il bon, est-il méchant se demandait Diderot ?
Les religions monothéistes semblent le trouver plutôt mauvais, puisque
foncièrement égoïste. Puis vint Teilhard
de Chardin pour expliquer que l’humanité progressera du point alpha jusqu’à sa perfection, au
point Oméga ce qui valut aux écrits de l’auteur d’être mis à l’index.
Dès lors, la question se pose :
Comment l’égoïsme inhérent à la nature humaine a-t-il pu donner naissance au souci de l’autre,
à la pitié, à la charité, à la compassion, à l’empathie
et en un mot, à l’altruisme ?
Spinoza généralisa le concept physique du Conatus » de
Descartes et Humes, et l’étendit à tous
les êtres vivants :
CONATUS : « Chaque chose, autant
qu'il est en elle, s'efforce de persévérer dans son être »(1)
Le Conatus de Spinoza,
dans
sa forme primitive, désigne l’acte
de se porter vers quelque chose et de chercher à prendre pour survivre, tel que saisir
de la nourriture, des chevaux ou des femmes.
On parle alors
d’appétit au sens large.
Chez l’être humain, le
Conatus primitif se nomme Egoïsme quand ses actions ou ses idées sont uniquement orientées par ses propres intérêts,
sans prendre en compte les nécessités d'autrui. (W)
Normalement, poursuivre son intérêt, c’est se faire plaisir, c’est-à-dire,
essentiellement chercher l’utile et l’agréable
en toute chose. Dans ce sens, tout le
monde poursuit partout et toujours son
intérêt.
Mais, qu’arrive-t-il s’il n’y a pas assez de choses désirées disponibles ?
Il y a alors choc de deux individus strictement égoïstes, c’est-à-dire de deux Conatus
primitifs.
La violence apparait.
Comment survivre alors ?
Trois réactions possibles
: Faire face, fuir, ou se soumettre !
Faire face, c’est risquer sa vie, fuir c’est se heurter plus loin aux chocs
d’autres conatus, ou se soumettre, c’est devenir esclave et donc ne plus exister.
René Girard à
découvert une autre solution pour supprimer la violence née du « désir
mimétique » ; c’est de désigner un bouc émissaire, le Christ et d’instituer du sacré, des mythes et des rites, en un mot, inventer une
Religion !
Deux
remarques que l’on peut objecter à l’admirable René Girard:
La première c’est que
le Christ n’est pas une victime
sacrificielle comme les autres puisque il était décidé à mourir et que ses adeptes le croyaient
innocent. Un bouc émissaire n’est jamais volontaire et tout le monde le hait.
La seconde, c’est que toutes
les religions, y compris le communisme,
le nazisme, ont été source des plus
grands massacres dans l’Histoire des Hommes ?
Alors, dès l’aube de
l’humanité, la vie se révéla impraticable puisque l’intérêt égoïste
s’exprimait sans frein, au vue de
tous !
Impraticable mais possible puisque les animaux, eux, prospèrent malgré leur indifférence relative vis-à-vis de leurs congénères,
leur avidité et leur lutte incessante pour la vie. Sachez qu’un oiseau, par exemple, passe presque tout
son temps à chercher de la nourriture dans une insécurité permanente et totale.
Sans faire l’éloge de l’égoïsme, il faut reconnaitre que « Sans l'appui de l'égoïsme,
l'animal humain ne se serait jamais développé.
L'égoïsme est
la liane après laquelle les hommes se
sont hissés hors des marais croupissants pour sortir de
la jungle. » (Blaise Cendrars)
______
Comme membre du règne
animal, « au commencement était
la peur. L’homme est un être terrorisé. [2]
Terrorisé par les Dieux,
par les autres et par la diversité
angoissante des choses naturelles
Dans ces conditions originelles, comment l’Homme soumis à son égoïsme consubstantiel a-t-il pu conjurer son insécurité?
Un modèle à suivre fut
la famille, sorte de super-individu groupant des personnes ayant le même but, à
savoir, assurer la sécurité de la
cellule familiale. La paix règne dans la
famille primitive grâce
à l’autorité violente
du père et malgré les rivalités entre descendants. Excepté le prétendu instinct
maternel, l’amour familial instinctif est probablement un mythe !
Rappelons que la
famille est un produit de l’instinct de reproduction, lui-même fils du Conatus
primitif, celui qui « fait persévérer » l’espèce.
Une autre
solution pour masquer l’égoïsme humain
foncier fut de mettre en veilleuse ses détestations afin de tirer profit de l’action en groupe,
en imitant ainsi, les animaux
sociaux ;
La chasse en meute
permit d’attaquer de plus gros gibiers et de le consommer à plusieurs avant qu’ils
ne pourrissent, puisqu’il n’y eut pas de
moyen de stockage avant longtemps.
Nulle générosité dans
ces échanges économiques. C’était en quelque
sorte, la forme positive de la loi du Talion, le donnant-donnant. (- 1730 avant
J.C.)
A noter que la forme
négative du Talion, « Œil pour Œil, dent pour dent » représenta un
progrès moral, à comparer aux
représailles cruelles actuelles, comme par exemple l’assassinat de dix otages innocents pour un coupable par les Nazis sous l’Occupation ; soit près
de quatre mille ans de régression !
Par conséquent, la loi du Talion était bien un progrès puisqu’elle améliorait
la justice.
Puis, est venue la pratique du don et du contre don [137], des
échanges marchands : les hommes, toujours en quête de leurs intérêts cachés et
bien compris, renoncèrent à leur peur de l’autre et découvrirent alors, que le commerce apportait la paix,
limitait l’isolement et la stagnation, donnant l’illusion d’un progrès moral du
à la civilisation.
Cependant le don et le
contre-don peut apporter un certain apaisement due à la réciprocité, mais cette
paix est fragile car les cadeaux, souvent symboliques, courent le risque d’engendrer
du ressentiment.
Dans la pratique du
troc, la réciprocité est déjà plus efficace,
plus paisible.
A noter que le troc de
choses neuves, sans acquittement de la
TVA est interdit en France. En effet, pour rémunérer l’Etat qui garantit la
paix, il est nécessaire de prélever une
taxe sur tout échange. Troquer sans acquitter
cette taxe est le fait de profiteurs : une tricherie sociale !
En remplaçant le troc,
source peu flexible de conflits , par la
monnaie, substitue général, celle-ci a été un bienfait pour l’humanité
puisque elle atténuait les ressentiments, contrairement à ce qu’en disent les tartuffes !
Car, la marchandise
n’a que peu de valeur pour le vendeur qui veut s’en débarrasser, alors que c’est un besoin ou un désir souvent
irrésistible, pour l’acheteur. La
monnaie est alors très utile puisqu’elle constitue la variable d’ajustement
admise par tous.
Le commerce normal,
équitable suppose une certaine confiance
des hommes entre eux, une certaine empathie dit-on, maintenant.
Cependant, Machiavel
ne se fait pas d’illusion sur la nature du commerce des hommes !
« Selon Machiavel, les hommes sont guidés par l’intérêt, l’avidité,
l’égoïsme et la vanité. Ils sont cruels, dominés par le besoin de se venger,
d’asservir, de faire souffrir. Ils sont passionnés, impressionnables, emportés. Il est plus facile de les duper que
de les convaincre à l’aide de raisonnements. Cela pour la politique intérieure. Quant à la
politique extérieure, chaque état n’a pour but que d’asservir les autres :
les alliances et les traités recèlent donc toujours une part d’hypocrisie, ne
durent que le temps des avantages qui en découlent, et d’autre part, la guerre est
indissolublement liée à sa politique, elle est « la vraie profession de
qui gouverne », le seul objet auquel le prince doivent donner ses pensées,
et dont il lui convienne de faire son métier. » . [1]
Mais les avantages intéressés
apportés par la coutume du don et contre-don, des fêtes , des rituels,
(cf.« potlatch ») n’expliquent
pas les indéniables manifestations d’empathie et de désintéressement
que l’on constate chez les humains et même chez les grands primates.
Jon Elster invente l’expression « effet Valmont », (du nom du célèbre
personnage de roman de Choderlos de Laclos), qui consiste en gros en la joie que l’on ressent d’être
perçu comme un brave type par l’assistance quand on fait une bonne action au
départ par simple intérêt visant à tromper son monde (W).
En effet, Valmont,
le corrupteur se surprend à éprouver un plaisir véritable après avoir donné une
aumône à une famille pauvre alors qu’il faisait
ce geste charitable d’une façon ostentatoire pour s’attirer les bonnes grâces de la très pieuse madame de Tourvel.
Il rappelle ainsi,
l’omniprésence du Conatus comme moteur de toute action humaine, même
désintéressée.
Citons la Marquise du Chatelet
(1706-1745) pour ne pas invoquer toujours le plus célèbre des moralistes français, François
de La Rochefoucauld.
« Nous avons beau faire, l’amour-propre est
toujours plus au moins caché de nos actions »
Il semble, en effet, quasi impossible de prouver qu’un
acte apparemment désintéressé n’est pas, inconsciemment ou non, intéressé.
Quasi impossible signifie possible !
Ainsi, on
connait des cas de dons de reins effectués, à l’étranger, par des donneurs vivants anonymes, sans lien de parenté avec les transplantés.
C’est la prouve que l’altruisme est bien une qualité des homos sapiens.
On trouvera toujours des sceptiques rigoureux qui
penseront que, le donneur doit éprouver un plaisir certain qui s’apparente à
l’effet Valmont. Mais sachant que le donneur de rein a 3 pour 10.000 chances de
succomber à l’extraction, il faut admettre que son abnégation tangente le maximum sur l’échelle du
désintéressement.
Mais d’où vient cette vertu, le désintéressement ? Est-elle
innée ou acquise ?
Il est attesté que les homos sapiens avaient des comportements généreux. Ainsi, sans
remonter très loin dans le passé, dans le musée d'Alta Roca à Lévi en Corse,
est exposé le squelette de la Dame de Bonifacio (-7.000ans) morte à 40 ans.
Elle était handicapée (atteinte de la maladie de Scheuermann). Une de
ses épaules (la droite), plus haute que l'autre, était atrophiée. Elle avait
des problèmes au niveau des articulations qui avaient atteint le tibia, les
orteils... A l'évidence, elle n'aurait pas pu vivre sans l'aide de la
communauté sapiens.
Mais il faut encore remonter plus loin que le néolithique, or il
n’existe pas de textes plus anciens que l’Epopée de Gilgamesh. Cette légende donne-t-elle une clé pour
expliquer l’empathie, l’amitié, l’altruisme ?
L’Epopée de Gilgamesh est un récit
légendaire de l’ancienne Mésopotamie (Irak moderne). Faisant partie des œuvres
littéraires les plus anciennes de l’humanité, la première version complète
connue a été rédigée en akkadien dans la Babylonie du XVIII° siècle av. J.-C.
ou XII° siècle av. J.-C. ; écrite en cunéiforme sur des tablettes d’argile,
elle s’inspire de plusieurs récits, en particulier sumériens, composés vers la
fin du IIIe millénaire , donc entre -2100
et -2000, le héros Gilgamesh , d’abord
une sombre brute , prend conscience qu'il est mortel et fait preuve soudain de
compassion envers son ancien ennemi Enki
Du qui devient son ami.
Ainsi, la mémoire des Hommes témoigne d’un passage soudain, ou progressif, nul ne le sait, d’un comportement animal absolument indifférent au
sort de leurs congénères, à un
comportement qui intègre le souci de l’autre.
Cette épopée montre aussi que l’Homme est perfectible contrairement aux
animaux. Un chat, par exemple est « parfait », dans le sens qu’il est
accompli, dès sa naissance. Même après un dressage, la sauvagerie, le
naturel revient au galop ; même
repus, il court après une souris !
La perfectibilité des hommes est inscrite dans son Conatus, tout au moins
dans son effort, non seulement pour maintenir sa personnalité et ses valeurs, mais surtout pour augmenter sa puissance d’agir.
L'âme
s'efforce, autant qu'il est en elle, d'imaginer les choses qui augmentent ou
favorisent la puissance d'agir du corps. (Spinoza, éthique III,
proposition 12)
C’est le mérite de Spinoza d’expliquer que le Conatus évolué,
c’est-à-dire « l’égoïsme bien compris », augmente notre puissance d’action.
Plus tard Kant énonce sa « loi morale pratique » faisant
appel à la raison, donc à notre intérêt
bien compris:
"Agis
d'après une maxime telle que tu puisses toujours vouloir qu'elle soit une loi
universelle».
Faut-il tricher, par exemple? Non; car nous ne pouvons vouloir que la triche
soit une loi universelle, la vie en
société deviendrait impossible.
Il est clair que
l’apparition de l’empathie et de l’amitié augmente notre champ d’action, notre puissance
dans le monde, puisque si ces vertus
sont apparues et demeurées, ce fut parce qu’elles représentaient un avantage
évolutif au sens de la théorie de Darwin-Wallace.
Mais comment prouver scientifiquement l’existence de cette
lueur philanthropique, preuve qui
expliquerait peut-être l’empathie et le
désintéressement ?
En 1990, une découverte renversante faite par des neuroscientifiques italiens apporta un élément de réponse.
Une équipe dirigée
par Giacomo Rizzolatti découvrit l’existence des neurones-miroirs dans le cerveau des hommes et aussi dans celui de
certains grands primates.
Selon Wikipedia, les neurones miroirs désignent une
catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien
lorsqu'un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu'il observe
un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action, ou
même lorsqu'il imagine une
telle action, d'où le terme miroir.
Selon Jean-Michel Oughourlian, grâce aux
neurones-miroirs :
·
Vous me
reconnaissez comme un être humain puisque votre bras ne bouge pas si vous
regardez ce mouvement fait par un robot.
·
Vous comprenez
pourquoi je veux faire ce geste.
·
Vous devinez
mon intention si je suis en train de me verser un verre d’eau, et vous
comprenez que j’ai soif.
·
Votre cerveau
s’apprête à imiter mon action, et à
faire la même chose que moi.
La source biologique de l’Empathie, de la charité, de la
compassion, des projections en psychologie, de la Théorie de l’Esprit en
philosophie etc. serait donc cette capacité à percevoir et reconnaître les
émotions d’autrui et de les faire siennes ?
Ainsi, la joie et la tristesse que manifeste mon voisin sont communicatives.
Ainsi parlait
Saint Dominique pour qui, « seul, l’exemple est contagieux »
C’est bien connu ; tout se passe dans le cerveau, siège
des neurones-miroirs.
Ainsi, les feux du sexe embrasent le voyeur, (vous, moi) lorsque il assiste à une scène
érotique vivante ou à un film
pornographique.
Le but (de l’amant) … n’est pas la satisfaction immédiate mais sa capacité à éveiller le désir de
l’autre … [3] (de la femme aimée puisqu’il se reconnait en elle).
Ainsi, grâce aux neurones-miroirs, l’Amour est devenu un mode horizontal de connaissances.
(1) Spinoza,
Baruch, « Ethique III, proposition VI, La Pléiade, Gallimard,
Paris
(2)
REVEL, J-F., "Histoire de la philosophie
occidentale. La philosophie occidentale.
Humanistes et Cartésiens ", STOCK, Le Livre de Poche, p159
(3)
Des poux Thierry, « le désir et le bonheur »
Jean-Pierre Barret,
le 28/12/2012